Catherine Cruchon est caviste et œnologue de formation. Elle est la troisième génération à travailler sur le domaine familial Henri Cruchon à Echichens. Ce dernier comprend 32 hectares et produit 34 vins différents.
Après des études à l’Ecole hôtelière de Lausanne puis en viticulture, Laura Paccot reprend elle aussi le domaine de sa famille. Il s’agit de celui de La Colombe à Féchy, qui encave environ 20 hectares de vignes, soit une production d’environ 150’000 bouteilles par année.
Quels sont les engagements écologiques que vous avez déjà entrepris et quels bénéfices en avez-vous tirés?
Catherine: Pour commencer, Laura et moi travaillons toutes les deux en biodynamie. Autrement dit, nous n’utilisons ni engrais chimiques ni pesticides pour cultiver notre raisin. Historiquement, nos deux domaines ont commencé à faire du bio pour la qualité et le goût du raisin plutôt que pour l’écologie. La plante bio est meilleure et nous arrivons sans trop de problèmes à produire les quantités maximum légales autorisées. En viticulture, nous ne cherchons pas à produire le plus possible mais cherchons plutôt la qualité des grappes et pour cela il ne faut pas qu’il y en ait trop. Le besoin de quantité correspond plutôt aux autres cultures, comme le blé et le maïs, où là effectivement le bio n’arrive à produire qu’environ 80% de ce que produit l’agriculture conventionnelle. Ce n’est pas le cas en viticulture.
Quoi qu'il en soit, comme l’a dit M. Christian Nils Schwab, directeur de l’Integrative Food & Nutrition Center à l'EPFL dans un interview donné au Matin Dimanche, « les modes de production vont devoir changer en passant d’une logique de productivité à une autre plus respectueuse de l’environnement et de la santé. » C'est-à-dire qu'aujourd'hui l’agriculture est incitée à produire le plus possible. On ne parle que de rendement sur une logique à court terme, or je pense qu’il est urgent de prendre en compte les impacts environnementaux dans notre façon de considérer l’agriculture.
Par contre, produire bio donne plus de travail. Ces coûts supplémentaires liés à la main-d'œuvre sont toutefois à relativiser, car ils sont compensés par l’économie faite sur les engrais et produits chimiques coûteux. Le bio n’est donc pas forcément plus cher à condition bien sûr que le vignoble soit mécanisable.
Laura: Un autre bénéfice que nous avons avec le bio concerne la fermentation. Je sais que mon père rencontrait des problèmes à ce sujet, ce qui l’a poussé à chercher un raisin plus équilibré. Si vous goûtez deux raisins, un conventionnel et un bio, la différence n’est pas épatante. Mais en matière de fermentation, la différence est vraiment visible.
Quels sont les autres engagements que vous avez déjà entrepris?
Catherine: Au domaine Henri Cruchon, nous avons installé des ventilateurs avec des sondes thermiques afin de souffler l’air frais extérieur à l’intérieur du bâtiment. Par conséquent, nous n’utilisons quasiment plus la climatisation. Nous n’avons pas non plus l’eau chaude dans notre cave. Par ailleurs, suite à l’incendie de cette dernière, nous avons profité des travaux pour installer des panneaux solaires. Nous avons également rénové l’appartement des employés en y remplaçant le chauffage électrique par une installation géothermique. Finalement, nous avons commencé à nous équiper en véhicules électriques. Il y a deux ans, nous avons fait un bilan carbone. Il nous a appris que nous étions tout à fait dans les normes pour une entreprise telle que la nôtre. Le seul gros point qui pourrait être amélioré c’est l’utilisation des bouteilles en verre qui sont pour le moment à usage unique.
Laura: Au domaine de La Colombe, nous avons également décidé de faire un bilan carbone. Il est actuellement en cours. De plus, à l’instar de chez Catherine, nous avons nous aussi mis en place plusieurs petits changements similaires aux siens. Pour compléter sa liste, je peux ajouter que tous nos employés habitent à proximité du domaine et que nous travaillons très peu les sols.
Pourquoi travailler les sols n’est pas écologique?
Laura: Labourer permet de minéraliser rapidement la matière organique dans les sols et ainsi d’apporter de l’engrais naturel à la vigne. Mais c’est aussi une action qui dégage énormément de co2 et qui abîme les sols. Au départ, lorsque nous avons décidé de ne plus labourer, nous n’avons pas forcément pensé aux raisons écologiques mais avons plutôt agi par instinct paysan pour ne plus mélanger les différentes couches et ainsi éviter le tassement et l’érosion.
La matière organique est composée de carbone et de substances végétales (ou animales). C’est par exemple de l’herbe ou du compost. Les sols sains sont ceux qui sont simplement recouverts de matière organique. Ils peuvent alors stocker du co2 contrairement aux sols abîmés par le labour, les herbicides et les engrais chimiques. C’est pourquoi nous nous contentons maintenant de faucher entre les ceps. Et en hiver, quand nous taillons la vigne, nous laissons les bois de taille sur le sol. Il y a d’autres régions où ces derniers sont brûlés, ce qui dégage du gaz carbonique dans l’air, alors que le nôtre est intégré dans le sol. C’est d’ailleurs une pratique répandue en Suisse qui n’est pas réservée au bio.
De plus, le co2 stocké dans les sols permet à ceux-ci d’être plus résilients aux changements climatiques en devenant comme des éponges qui retiennent l’humidité. Nous devons donc trouver un juste milieu entre des sols qui fonctionnent bien et en même temps qui ne soient pas trop riches. Contrairement aux autres agriculteurs, les viticulteurs ne souhaitent pas des sols trop riches car ils altèrent la qualité du raisin. Historiquement, nous apprenions que trop de matière organique faisait pourrir le raisin en le nourrissant trop. La peur était qu’il devienne obèse et malade. Mais c’est hyper intéressant de voir que ce n'est pas forcément juste. A l’époque, nous apprenions qu’un taux de matière organique idéal s’élevait à 1.5%. Aujourd'hui nous nous rendons compte que même à 3% ça fonctionne très bien. La plante ne mange pas tout à la fois car la matière organique est assimilée petit à petit dans le sol.
Vous êtes actuellement en train d’étudier la faisabilité et la pertinence de laver les bouteilles. Parlez-nous un peu de cette idée de projet. Comment vous est-elle venue et pourquoi?
Catherine: Cette idée m’est venue après avoir reçu les résultats de mon bilan carbone. 75% du co2 que nous produisons provient des bouteilles en verre. De plus, j’ai suivi l’an dernier une conférence à l’académie internationale du vin donnée par Diana Snowden Seysses. Elle possède un domaine en Californie et a beaucoup travaillé sur ces questions de viticulture écologique. Elle nous a parlé de cette problématique des bouteilles, ce qui m’a fait réfléchir. J’ai d’abord lancé un projet de mon côté puis j’en ai discuté avec Laura. Nous connaissons une personne à Féchy qui lave les bouteilles, mais nous avons vite réalisé qu’il nous fallait agir en commun avec un groupe. Il y a plusieurs autres projets locaux sur ce sujet et il y a même des entreprises qui sont pratiquement spécialisées dans la consignation. Le jour où nous collaborerons avec toute la Suisse nous pourrons alors même faire une économie d’échelle. Mais dans un premier temps nous allons commencer localement car cela demande moins de logistique. Nous avions l’exemple d’Anne Claire, une vigneronne qui lavait jusqu’à 30% des bouteilles qu’elle vendait. Mais aujourd’hui elle est devenue davantage connue et ses clients sont plus éloignés qu’avant. Par conséquent, il n’y a plus que 10% des bouteilles qui lui sont ramenées pour être lavées. Laura et moi vendons dans toute la Suisse et principalement en Suisse-allemande. Notre difficulté sera donc de récupérer les bouteilles. A terme il nous faudra même monter un projet au niveau suisse sinon l’impact sera trop faible.
Est-ce qu’à ce stade vous avez déjà envisagé d’autres défis outre celui de demander aux clients de rapporter les bouteilles?
Catherine: Il y a l’uniformisation des bouteilles qui va être un autre gros défi à relever. Aujourd’hui, chaque vigneron a sa propre bouteille avec son propre design. Il faudra réussir à les convaincre d’utiliser une bouteille unique même si cela va de paire avec perdre un bout de leur identité. Cela sera peut-être le plus gros challenge, car tout le reste n’est finalement que logistique. Peut-être que les futurs problèmes d’approvisionnement et d’énergie rendront les bouteilles neuves plus chères, ce qui nous aidera. Car aujourd’hui une bouteille lavée n’est pas moins chère qu’une bouteille neuve, voire même l’inverse.
Laura: Le point positif est qu’en Suisse la majorité des gens sont éduqués à ramener les bouteilles à la déchetterie. 90% des bouteilles en verre sont déjà recyclées. Entre les jeter dans une benne de recyclage ou une benne de lavage, c’est le même travail. Un autre point positif est que la Suisse n’exporte pas tellement de vin. Instaurer un système de lavage à l’échelle du pays sera donc d’autant plus efficace.
Mais pour le moment nous ne sommes qu’au stade des hypothèses. Nous ne savons même pas si le lavage des bouteilles est plus écologique que le recyclage car il faut aussi compter le transport et l’utilisation de l’eau. Beaucoup de points d’interrogation persistent.
Quels sont vos autres projets futurs?
Catherine: J’ai récemment mandaté les services d’un biologiste et d’un ornithologue. Nous sommes en train de faire le référencement de toute la faune et la flore qui vivent sur nos vignes avec pour objectif de pallier les manques. Nous avons la chance d’avoir un vignoble avec beaucoup d’arbres mais nous voulons encore améliorer ça. Par exemple, nous avons déjà enlevé une partie des haies pour planter des espèces plus intéressantes pour les oiseaux. Toutes ces démarches ont un coût donc nous avançons petit à petit. Nous sommes aussi en contact avec quatre autres vignerons alentours pour planter ensemble des arbres de manière cohérente. Nous essayons aujourd’hui de changer la façon de les voir, tout comme les oiseaux, même si du coup ces derniers nous forcent à mettre des filets sur les vignes sans quoi nous n’aurions plus de récoltes du tout. Ce n’est d’ailleurs pas toujours facile de communiquer ça auprès du public qui parfois conteste la présence des filets. Nous avons déjà eu des actes de vandalisme avec des gens qui sont venus les arracher. Le pire c’est que souvent après ils les laissent traîner par terre ce qui devient encore plus dangereux pour les animaux. On sent ici un clivage ville-campagne. Honnêtement, c’est exceptionnel qu’un oiseau meurt dans les filets et mieux vaut ça qu’une absence de faune et de flore.
Laura: A Féchy, nous sommes plus en monoculture qu’à Morges. Sur tout le coteau il n’y a que de la vigne. La génération de nos grands-parents avait enlevé toutes les haies pour plus d’efficacité mais maintenant nous souhaitons aussi les replanter. Avec le réchauffement climatique nous essayons d’avoir plus de fraîcheur et normalement les arbres en apportent. Ils ne sont pas des concurrents mais des alliés et ils rendent le sol plus bénéfique.
Avez-vous déjà remarqué des changements sur vos récoltes liés au réchauffement climatique?
Laura: Oui, cette année notamment. Il a fait spécialement beau et chaud et donc très sec. Mais la vigne s’est gentiment habituée ce qui est bon signe. Nous allons par contre devoir commencer les vendanges beaucoup plus tôt que toutes les autres années. C’est inédit. Nous allons commencer tout début septembre donc avec trois semaines d’avance. La vigne est sortie à un moment normal de l’année mais entre le moment où elle a poussé et la floraison c’était incroyablement rapide.
Comment voyez-vous l’avenir de la viticulture?
Catherine: Pour moi, l’avenir ne peut être qu'écologico-responsable. Nous vendons un produit de plaisir donc il faut qu’il fasse rêver.
Laura: Je suis d’accord avec Catherine. Aujourd’hui nous buvons du vin par hédonisme et non plus pour se nourrir. Nous avons donc une responsabilité. De plus, proposer un vin responsable et écologique est une manière de se différencier par rapport à l’étranger et de justifier des prix suisses.
Souhaitez-vous aborder un dernier point?
Laura: Un autre futur projet concernera peut-être le gaz carbonique produit par la fermentation du vin. Il s’agira alors de le récupérer. Comparé à d’autres, il est très sain et propre. Il ne nécessite que très peu de traitements vu qu’il est issu d’un processus naturel. Il faut juste le compresser pour le stocker et le livrer à d’autres entreprises. Nous utilisons déjà nous aussi un tout petit peu de gaz carbonique en cave pour notamment pousser du jus. Mais on peut aussi l’utiliser pour gazéifier des jus de fruits ou de l’eau, ou encore faire du bicarbonate. Affaire à suivre donc.